L’ISF n’était pas un impôt imbécile

La suppression de l’Impôt de Solidarité sur la Fortune (ISF) est le symbole de l’injustice fiscale dénoncée par le mouvement des « Gilets jaunes ». La pensée dominante soutient pour sa part que sa transformation en Impôt sur la Fortune Immobilière (IFI) permettrait de stimuler l’investissement productif. Ceci est erroné.

L’ISF est un impôt sur le stock de richesse des personnes physiques. Dans la perspective de lutter contre l’accumulation de la rente, il vient compléter l’impôt sur le revenu (IR), taxant les flux de revenus alimentant ce stock. La richesse d’un foyer est composée de son patrimoine mobilier, son patrimoine immobilier, de ses avoirs liquides et des biens matériels qu’il a pu acquérir (yachts, voitures de luxe).  Le stock de capital des plus aisés grossit sans limites dès lors qu’un flux de revenus le nourrit en permanence. Si l’IR a pour fonction de tarir ce flux, il ne le taxera jamais à 100%, quand bien même il était rendu plus progressif. Le taux effectif de l’IR (à ne pas confondre avec le taux marginal de la tranche supérieure, 45%) est actuellement de l’ordre de 20% pour les pus aisés. Sans un impôt sur le stock de richesse, leur patrimoine s’accroîtrait constamment et fortement, à l’image de la branche d’un arbre qu’on laisserait pousser sans le tailler. Afin de freiner l’accumulation de la rente, la fonction de l’ISF était précisément de couper cette branche tous les ans à l’endroit souhaité. C’est pourquoi, malgré ses imperfections, l’ISF n’était pas un impôt Imbécile.

Les ménages imposables à l’ISF représentaient 1% des foyers fiscaux, soit 400 000 ménages dont le patrimoine est supérieur à 1,3 millions d’euros. Parmi ces foyers, les classes moyennes supérieures ont un patrimoine composé pour 80% de biens immobiliers (leurs résidences principale et secondaire). Les classes aisées sont les 0,1% des foyers (400 000 ménages) dont le patrimoine, allant de 4 millions à plus de 45 milliards, est formé, aux trois-quarts, d’actifs financiers. Supprimer la taxation de ces valeurs mobilières revient par conséquent à faire peser l’IFI sur les classes moyennes supérieures. Cela incitera les plus aisés à acquérir des actifs financiers désormais détaxés et accélèrera le mouvement de rachat d’actions qui se développe actuellement, sans que cela n’ait pour corollaire une reprise significative de l’investissement.

La propension des plus aisés à épargner sur les places financières s’accroîtra d’autant plus que les dividendes engendrés par leur portefeuille d’action (qu’ils sont plus que jamais incités à remplir avec la suppression de toute taxation) bénéficient de deux mesures fiscales importantes. La première est la suppression de l’impôt sur les dividendes, créé en 2013 pour éviter que le redressement du taux de marge, obtenu grâce au CICE, ne soit versé sous forme de dividendes et ce, au détriment de l’investissement. La deuxième est le prélèvement libératoire  de 12,8% sur les revenus financiers (appelé Flat Tax sur les revenus du capital) permettant à ces derniers d’échapper au barème progressif de l’impôt sur le revenu, auquel sont assujettis les revenus du travail.

Les grandes entreprises, que contrôlent les contribuables à l’ISF les plus aisés à travers leurs holdings familiales, n’auront donc aucun intérêt à consacrer leur profit à l’investissement. Bien au contraire, la tendance à l’augmentation de la part des profits versée sous forme de dividendes, observée depuis trente ans, s’accentuera. La part des dividendes des sociétés non financière, versée dans les bénéfices, était d’un tiers au début des années 80. Elle représente désormais les deux tiers des profits bruts et 85% des profits nets.

Trois arguments étaient mobilisés par les promoteurs de l’IFI. Le premier était que celui-ci permettrait de relancer l’investissement des PME. Cet argument est hors-sujet dès lors que les patrons de PME, dont les revenus mensuels sont en moyenne de 4000 euros, détiennent peu de patrimoine mobilier, et qu’il existait déjà une niche pour l’investissement dans les « Start-up ». Le second rappelait que les plus aisés bénéficiaient d’un plafonnement, décidé sous la mandature précédente, leur permettant d’échapper à l’ISF. Ceci permettait notamment à la deuxième fortune de France, font le revenu annuel imposable était de 8I millions, et redevable de 65 millions au titre de l’ISF, de ne pas acquitter cet impôt. Il était à évidemment possible de revenir sur ce plafonnement. Le troisième argument était que l’ISF est à l’origine de l’évasion fiscale. Or le nombre d’imposables à l’ISF en partance est de l’ordre de 800 par an, pour autant d’arrivées estimées (les données concernant ces dernières n’étant jamais publiées). Quant aux pertes fiscales occasionnées, elles ne dépassaient pas 0,7% de l’ISF récolté.

Rien ne s’oppose donc au rétablissement de l’ISF et à son amélioration, dès lors que l’objectif est de rémunérer le travail, de stimuler l’investissement et « d’euthanasier la rente ».

 

Liêm Hoang-Ngoc (Economiste, maître de conférences à l’Université de Paris I)

Tribune publiée sur le site web de Marianne.net, 6 décembre 2018