5 décembre : quand le bloc bourgeois relance la lutte des classes

Derrière la mobilisation pour les retraites se cache une question politique bien plus large : quelle partie de la population doit-on solliciter pour financer l’État social ? Mettre les plus modestes à contribution revient à relancer la lutte des classes.


La journée de grève du 5 décembre fera-t-elle basculer le balancier du rapport de force social en faveur des salariés ? Les mobiles de la réforme des retraites ne peuvent plus leur être dissimulés. Le premier mobile de cette réforme est d’ordre purement pécuniaire. Il est de limiter la part des dépenses publiques consacrées aux retraites, en-dessous de 14% du PIB. Sachant que le rapport actif/inactif continuera à se dégrader (il y aura 1,5 actifs pour un inactif de plus de 60 ans en 2060 contre 2,1 pour 1 aujourd’hui), cela revient à demander aux salariés de travailler plus longtemps et/ou à baisser leurs pensions. Le moyen importe peu. Que l’on fixe un âge pivot à 64 ans avec un malus frappant ceux qui liquideraient plus tôt leurs pensions, que l’on allonge la durée de cotisation, ou que l’on ajuste la valeur du point, l’objectif est le même.

LES « BIENFAITS DU CICE »

Il est d’éviter à tout prix d’augmenter les cotisations sociales. Or, à l’heure où la part des profits et des dividendes dans la valeur ajoutée est à son apogée, augmenter les cotisations – c’est-à-dire la partie socialisée du salaire -, aurait permis de maintenir le niveau des pensions sans allonger la durée de vie au travail. Cette solution a d’emblée été exclue par le gouvernement, en conformité avec sa « politique de l’offre », dont les effets sur l’emploi ont tant de mal à être exhibés par les experts chargés d’évaluer le CICE…

Ceux, mobilisés par le COR pour brandir l’épouvantail d’un déficit du régime des retraites en 2025, peinent également à masquer que l’équilibre de ce régime est uniquement menacé par les décisions du gouvernement lui-même : la fin de la compensation par l’État des exonérations de cotisations sociales, l’hypothèse d’une suppression de 80 000 emplois publics et la poursuite du gel des traitements des fonctionnaires. Ils omettent de souligner que la dette sociale sera résorbée et de préciser que les excédents des branches famille, santé et chômage, permettront de compenser l’éventuel déficit de la branche vieillesse.

Présenter la journée du 5 décembre comme le réflexe corporatiste des salariés bénéficiant de régimes spéciaux ne trompe personne. La réforme touchera tous les salariés du privé et du public. Le passage au calcul des pensions sur toute la carrière, compte tenu des paramètres mentionnés, conduira à fabriquer une majorité de perdants. La pénibilité ne pourra pas être prise en compte si les mêmes critères s’appliquent à des métiers engendrant des espérances de vie inégales. Les cheminots sont déjà meurtris par l’achèvement de l’ouverture à la concurrence et la disparition du statut pour les nouveaux entrants. Si les thuriféraires de la réforme s’acharnent à les stigmatiser, c’est qu’ils savent qu’ils sont en mesure de bloquer le pays et de servir de courroie d’entraînement, alors que la colère gronde dans les hôpitaux, l’Education nationale et les ronds-points.

LUTTE DES CLASSES

Pour paraphraser Warren Buffet, la lutte des classes est de retour et c’est la classe des riches qui la mène. Tel est sans doute le véritable mobile de la réforme. La « caste » des hauts-fonctionnaires, à la manœuvre pour penser les « réformes structurelles » en cours, n’est plus dépositaire de l’intérêt général. Elle est désormais au service du nouveau « bloc bourgeois » à qui elle a cédé, au cours de ces trente-quatre dernières années le contrôle des actifs de nos entreprises stratégiques. Leur détention est désormais détaxée, grâce à la suppression de l’ISF. Ils sont sources de juteux dividendes, sous-fiscalisés grâce à la « Flat tax » sur les revenus du capital. L’agenda du « bloc bourgeois » est clairement de faire sécession quant au financement d’un modèle social jugé trop coûteux. Il est de défaire irrémédiablement « l’exception française », édifiée autour d’un capitalisme d’Etat que servait autrefois la même « caste ».

Ce modèle d’économie mixte avait fait émerger de nombreux « îlots de socialisme », tels que la planification à la française, le contrôle public du crédit et de l’investissement stratégique, les services publics, le code du travail, ou encore la sécurité sociale gérée par les salariés. Nombre de ces avancées vers un contrôle collectif de la production et de la répartition des richesses (c’est la définition même du socialisme) ont été torpillées par les politiques libérales, menées depuis trois décennies par les héritiers de la gauche girondine et des droites bonapartiste, orléaniste et légitimiste. Réputés insubmersibles, les « îlots de socialisme » qui subsistent sont la cible de réformes ayant pour but d’en réduire a minima le périmètre. Leurs habitants – les salariés du secteur public et les défenseurs de la sécurité sociale -, sont stigmatisés parce qu’ils sont l’ultime poche de résistance d’une véritable lutte des classes relancée par les nouveaux rentiers. Le 5 décembre, ils en seront l’avant-garde, dotée d’une forte conscience de l’intérêt général et en mesure d’entraîner la majorité des salariés français. La Révolution française est loin d’être terminée.

Liem Hoang Ngoc, Economiste, ancien député européen, maître de conférences à l’Université de Paris.

Tribune parue le 2 décembre 2019 sur Marianne.fr à relire  ici