La dette des entreprises sera-t-elle à l’origine de la future crise ?

Alors que la bourse reste florissante, 2020 sera-t-elle l’année d’une crise financière due à la montée de l’endettement privé et public ? Alors que la dette sociale sera résorbée à l’horizon 2025 – rendant superflue une réforme paramétrique du régime des retraites -, c’est l’explosion de la dette privée qui représente le véritable problème. Rappelons qu’elle fut la véritable cause de la montée soudaine des déficits publics en 2009-2010, lorsqu’il s’était agit de venir au secours de la finance, abreuvée de juteux produits dérivés de crédits hypothécaires octroyés par les banques à des ménages insolvables. Les déficits publics furent ensuite entretenus par d’inefficaces politiques de l’offre, coûteuses en termes de dépenses fiscales, mais dont l’impact macroéconomique reste hypothétique. Les recettes fiscales escomptées ne furent pas au rendez-vous pour le désendettement, et la dette publique ne s’est jamais dégonflée.

En France, le taux d’endettement privé, dépassant 133%, est devenu le plus élevé de la zone euro. Il reste en-deçà des 160% autorisé par le tableau de bord du Six-pack (règlements européens fixant les objectifs macroéconomiques à atteindre sous peine de sanctions), plus indulgents avec la dette privée qu’avec la dette publique, limitée à 60% du PIB. C’est pourtant moins la dette publique, dépassant le taux autorisé, que celles des entreprises privées qui s’avère préoccupante. Explications.

MONTAGNE DE DETTES

L’endettement est une condition nécessaire au financement de l’investissement. Il transite par le crédit bancaire ou par le recours aux marchés, où la dette des uns mobilise l’épargne des autres. Lorsque la confiance est forte en l’entreprise ou l’entité qui empruntent, celles-ci peuvent s’endetter moyennant un taux d’intérêt bas auprès des épargnants. Tel est le cas pour l’Etat français, qui jouit d’une excellente réputation auprès des marchés, malgré son taux d’endettement de 100% du PIB. Comme composante de la dette privée, la dette des ménages français atteint pour sa part 60% de leur revenu. Favorisée par les taux bas, elle est consacrée à 80% à l’acquisition de biens immobiliers grâce à des crédits classiques et s’avère donc peu risquée. En revanche, la montée du taux d’endettement des entreprises privées, s’élevant à 73,9%, s’avère particulièrement inquiétante dès lors que cette dette n’est que marginalement consacrée au financement de l’investissement. Peu dynamique, ce dernier était en 2018 à 93% autofinancé. Seulement 7% des besoins de financement en formation de capital fixe nécessitaient donc un recours à l’emprunt. Ainsi, entre 2008 et 2018, sur un total de 1.435 milliards de dettes, seuls 124 milliards étaient destinés à l’investissement. A quoi a donc servi cette montagne de dette accumulée par les entreprises ? D’une part à financer des opérations de fusion-acquisition, d’autre part à verser des dividendes afin d’attirer les actionnaires, pour soutenir les cours en bourse des entreprises ainsi rachetées et restructurées.

Les LBO (Leverage Buy out – i.e. acquisition à effet de levier) sont l’un des véhicules empruntés pour financer ces fusions-acquisitions-restructurations. Produit phare issus de la déréglementation financière, les LBO sont à la haute finance ce que le crédit hypothécaire est aux ménages modestes désirant accéder à la propriété avec peu d’apport. Les acquisitions sont gagées sur la valeur future des actifs achetés. A la tête d’une holding, le capitaliste qui réalise l’opération en s’endettant doit par conséquent tout faire pour que les actifs acquis prennent de la valeur en bourse. Il faut pour cela restructurer l’entreprise achetée de telle sorte qu’elle dégage les profits permettant non seulement de rémunérer les actionnaires, dont le comportement détermine la valeur de marché de l’entreprise, mais aussi de rembourser l’emprunt acquitté. Le capitaliste s’endettera de surcroît pour verser directement les dividendes nécessaires pour s’assurer la confiance des actionnaires. Il pourra lui-même s’endetter pour racheter ses propres actions, puis éventuellement les détruire, pour en faire monter le cours boursier. Dans cette séquence, ce capitaliste du nouveau monde n’aura pas nécessairement investi dans l’économie réelle. Il en aura même pu détruire du capital fixe, dans le cadre de la mise au rencart des « doublons » et des emplois surnuméraires dont le maintien plomberait le taux de marge.

L’EFFET DE LEVIER

Ce « modèle » à fort effet de levier (i.e. à forte rentabilité financière), peut perdurer tant que l’entreprise à laquelle les titres acquis sont adossés dégage le profit nécessaire au versement de dividendes. Si cette source venait à se tarir, les actionnaires se détourneraient desdits titres, dont la valeur s’effondrerait. Si la source de dividendes s’asséchait peu à peu pour toutes les entreprises, un retournement interviendrait tôt ou tard sur le marché action. Les dérivés de LBO deviendraient toxiques, gangrénant le bilan des banques, dont les valeurs seraient à leur tour attaquées en bourse…

Le tarissement des profits est susceptible de se produire si l’activité des entreprises s’avérait insuffisante et/ou si la part des salaires dans la valeur ajoutée venait significativement à remonter. La première éventualité devient une probabilité non négligeable dès lors qu’un nombre important d’entreprise cotées (dont dépendent les carnets de commandes des PME sous-traitantes) est engagé dans une logique purement financière. Au plan macroéconomique, l’investissement est alors peu dynamique et la modération salariale finit par peser sur la consommation. Seule, la consommation des classes riches tire la croissance, pour peu que leur propension à épargner n’augmente pas. Tel est le contexte qui tend à s’installer dans notre pays. Mais, pour autant que la croissance décline, la source de dividendes que sont les profits peut continuer de jaillir, tant que le rapport de force permet aux capitalistes de réduire la part des salaires dans la valeur ajoutée, ce qu’ils parviennent à obtenir avec l’appui des politiques publiques telles que celles les exonérant de verser le salaire indirect que représentent les cotisations sociales.

Mais la source se tarirait sérieusement si le rapport de force s’inversait à la faveur d’un retour de balancier dans la lutte des classes, relancée par la réforme des retraites. Pour que le nouveau monde ne tombe pas en panne, on saisit dès lors pourquoi le « gouvernement des riches » reste crispé sur deux nouveaux « critères de convergence », brandis comme des fétiches : limiter à 28,12% le taux des cotisations sociales finançant le régime de retraite par répartition, et à 14% du PIB la part des pensions versées par ce système assurant le paiement du salaire différé auquel ont droit les travailleurs en fin de vie active.

Liem Hoang Ngoc pour Marianne.fr (tribune parue le 9 janvier 2020)