« Il faut renationaliser les autoroutes au nom de l’intérêt général »

En proposant la renationalisation des autoroutes, Arnaud Montebourg a relancé le débat sur les privatisations opérées au cours de ces 25 dernières années. Celle qui a concerné les autoroutes fut une énorme erreur stratégique. Amorcée par le gouvernement Jospin, elle fut achevée par le gouvernement Villepin, alors que les sociétés d’autoroutes commençaient à dégager des profits importants. Elle est un parfait exemple de socialisation des pertes et de privatisation des profits.


Pour un chiffre d’affaires de 10 milliards, les sociétés d’autoroute génèrent désormais tous les ans un bénéfice de 3 milliards. Plus de la moitié de ces profits est versée sous forme de dividendes aux actionnaires d’Eiffage, de Vinci et d’Abertis. Entre 2006 et 2019, ces nouveaux rentiers ont perçu 27 milliards de dividendes (5 Mds en 2016). Cette manne a de surcroît été alimentée par la hausse des tarifs des péages, qui ont augmenté 1,22 fois plus que l’inflation depuis 2006. Enfin, alors que les péages ont été intégralement automatisés, le maintien de « charges de personnel » constantes dans le bilan des sociétés atteste que leurs dirigeants furent particulièrement bien récompensés pour leur zèle par de très hauts salaires.

« Alors que la valeur des parts cédées était à l’époque estimée à 22 milliards, faut-il rappeler à Bruno Le Maire qu’elles furent bradées sous son contrôle pour 14 milliards ? »

En 2014, la Cour des comptes pointa la « rentabilité exceptionnelle des autoroutes », assimilable à une « rente », tandis que Ségolène Royal (alors ministre de l’écologie) proposa geler le tarif des péages, provoquant la réaction des sociétés, qui menacèrent de saisir les tribunaux pour non-respect des contrats. Leur lobbying fut tel que le protocole d’accord signé en 2015 avec Ségolène Royal et Emmanuel Macron (alors ministre de l’Économie) leur fut particulièrement avantageux : il prévoit l’allongement de la durée des concessions, une hausse des tarifs des péages de 2019 à 2023 (en contrepartie de la promesse d’investissements limités à 3 milliards) et inclut une clause de « neutralité fiscale », obligeant l’État à accorder automatiquement une compensation aux sociétés d’autoroutes, en cas de nouvel impôt ou taxe.

Formellement, l’article 38 du protocole permet à l’État, au nom de l’intérêt général, de résilier les contrats de concession pour mettre fin à la délégation de service public dont bénéficient les sociétés d’autoroute, moyennant indemnisation. Bruno Le Maire, à la manœuvre en 2006 comme directeur de cabinet du Premier ministre Villepin, brandit aujourd’hui l’épouvantail du coût de 40 milliards d’un éventuel rachat par l’État, compte tenu du manque à gagner que subiraient les sociétés. Il martèle que l’État n’a que peu d’intérêt à racheter des concessions dont il est susceptible de retrouver la pleine propriété dans 10-15 ans. Alors que la valeur des parts cédées était à l’époque estimée à 22 milliards, faut-il lui rappeler qu’elles furent bradées sous son contrôle pour 14 milliards ? Faut-il ajouter qu’attendre 15 ans revient à renoncer à réorienter en faveur de l’intérêt général 20 milliards de dividendes, versés d’ici là aux rentiers.

« L’État pourrait confier la gestion des autoroutes à des régies publiques ou bien reprendre le contrôle des sociétés d’autoroutes existantes. »

Compte tenu des conditions particulièrement avantageuses des privatisations achevées en 2006 et des bénéfices exorbitants octroyés aux sociétés privées par les contrats de concession existants, les prescriptions émanant de la jurisprudence du Conseil d’État pourraient aboutir à ce que l’indemnisation négociée avec les acteurs soit limitée.

L’État pourrait alors confier la gestion des autoroutes à des régies publiques ou bien reprendre le contrôle des sociétés d’autoroutes existantes et conclure avec leur nouvelle direction de nouvelles conventions plus équilibrées.

Dans ce dernier cas, l’État devra devenir l’actionnaire majoritaire face à Vinci, Eiffage ou Abertis, qui en détiennent des parts comprises entre plus de la moitié et la totalité du capital de chacune. Toutefois, la part nécessaire pour les contrôler (et donc le coût de la participation publique) peut être réduit en majorant le droit de vote de l’État dans l’assemblée générale des sociétés. La loi Florange, élaborée par Arnaud Montebourg, avait instauré un droit de vote double pour les investisseurs de long terme. Dans cet esprit, pourquoi ne pas attribuer à l’État lui-même un droit de vote triple dans les activités assurant une mission d’intérêt général ?

Enfin, pour asseoir l’influence de l’État dans les assemblées générales, rien n’interdit de transformer une partie des actions existantes en obligations (celles-ci étant dépourvues de droit de vote), comme cela fut partiellement fait en 1981.

La renationalisation des autoroutes permettrait alors d’encadrer l’évolution des tarifs des péages et de moderniser les infrastructures ferroviaires dans le cadre de la transition écologique (en faveur du fret ferroviaire et d’un maillage plus dense du territoire). Une partie de la rente des actionnaires des sociétés d’autoroute pourrait à cet effet être affectée à l’Agence de financement des infrastructures de transport (AFITF), chargée de réorganiser les infrastructures ferroviaires, mais qui dispose d’un budget limité à 2,5 milliards d’euros, pour l’heure abondé par la taxe intérieure sur les produits pétroliers, par les amendes radars et trop faiblement par les sociétés d’autoroutes.

Tout compte fait, la renationalisation des autoroutes est loin d’être aberrante. Son mode d’emploi pourrait même servir d’exemple pour la reprise de contrôle publique de nombreuses activités stratégiques.

Par Liem Hoang Ngoc -Tribune parue dans Marianne.fr le 14 octobre 2021