Le consensus de Bruxelles à la croisée des chemins

Au lendemain des élections européennes de mai et de l’adoption d’une (faible) capacité budgétaire de la zone euro en juin dernier, le « consensus de Bruxelles » a fait son temps. Selon Liêm Hoang-Ngoc, des changements au niveau institutionnel et macroéconomique sont désormais nécessaires.


Au sein des groupes politiques « pro-européens » du Parlement européen , il est politiquement correct de déclarer que la zone euro fonctionne incorrectement en raison d’une architecture institutionnelle insuffisamment intégrée. L’actuelle architecture de l’Union européenne repose sur un compromis entre une logique fédéraliste et une logique intergouvernementale. Cette dernière est perçue comme prédominante, conduisant les « égoïsmes nationaux » à prévaloir sur l’intérêt général européen. Il est néanmoins admis que le traité de Lisbonne a accru le pouvoir de codécision du Parlement européen, sans toutefois remettre en cause la règle de l’unanimité au Conseil s’agissant de l’harmonisation fiscale, des ressources du budget communautaire et de la Politique extérieure et de sécurité commune. Le Parlement n’est par ailleurs pas maître de son ordre du jour, imposé par la Commission. Celle-ci est du reste réputée faible. La nomination de ses membres, certes entérinée par les eurodéputés, est faite sur proposition des États. Les parlementaires les plus volontaristes de ces groupes en concluent que, dans un tel cadre, l’harmonisation fiscale et le fédéralisme budgétaire ne peuvent que rester en suspens, d’autant que les États favorables à la concurrence fiscale et aux stratégies de dévaluation interne y disposent d’un poids important.

« La ligne non-coopérative supposée défendue par les États n’est absolument pas contrebalancée lorsque le Parlement européen, embryon d’institution fédéraliste, a la main. »

Ce discours convenu est pourtant l’arbre qui cache la forêt. La ligne non-coopérative supposée défendue par les États n’est absolument pas contrebalancée lorsque le Parlement européen, embryon d’institution fédéraliste, a la main. Ainsi, les textes législatifs adoptés en codécision tels que le « six pack » et le « two pack », ont bel et bien instauré une gouvernance ordo-libérale de la zone euro, conforme à celle souhaitée par le principal État membre de l’Union, l’Allemagne. Au-delà du débat institutionnel – fédéralisme versus coopération intergouvernementale – il faut dire qu’un consensus sur le contenu de la gouvernance macroéconomique de la zone euro prévaut au sein des institutions européennes. Ce consensus peut être qualifié de « consensus de Bruxelles », tant est criante l’analogie des politiques recommandées avec les politiques d’ajustement structurel jadis imposées par le FMI et la Banque Mondiale aux pays endettés d’Amérique latine. Le consensus de Bruxelles est même plus contraignant que le « consensus de Washington », dès lors que les pays sommés d’appliquer les « ajustements structurels » ne disposent pas, en régime de monnaie unique, de l’instrument du taux de change pour rétablir leur compétitivité.

« Un consensus sur le contenu de la gouvernance macroéconomique de la zone euro prévaut au sein des institutions européennes. Ce consensus peut être qualifié de consensus de Bruxelles. »

Au-delà des tensions susceptibles d’apparaître entre les différentes institutions européennes compte tenu de leur nature – intergouvernementale ou fédérale – et de leur fonction, le « consensus de Bruxelles » est non seulement partagé par la plupart des États membres au Conseil, la BCE et la Commission, mais également par trois grands groupes politiques du Parlement européen (PPE, S&D, ALDE) au sein desquels les délégations nationales des pays formant le noyau dur de l’Union ont le poids le plus important. Ces détails expliquent pourquoi les perspectives d’une assiette commune et consolidée de l’impôt sur les sociétés et d’un grand budget de la zone euro, conditions nécessaires à l’émergence d’une union de transfert, sont sans cesse repoussées. Le « consensus de Bruxelles » privilégie la stratégie de dévaluation interne face aux déséquilibres macroéconomiques. Il se contente d’un budget communautaire a minima pour éviter de recourir à l’impôt européen ou à l’emprunt pour financer une putative capacité budgétaire fédérale conséquente.

Le « consensus de Bruxelles » a été consolidé après la crise de 2008 lors de l’adoption des textes encadrant la gouvernance macroéconomique de la zone euro. La crise avait révélé l’incomplétude de l’Union économique et monétaire. L’explosion des dettes avait été la conséquence des plans de sauvetage massifs des banques. 1700 milliards d’euros (13,6 % du PIB de l’Union) avaient été mobilisés. Avant la crise, le taux d’endettement moyen des États au sein de la zone euro était de 69 % du PIB. En 2010, après les plans de sauvetage et de relance, il grimpait à 86 %. Dans l’urgence, les États membres s’entendirent pour mettre sur pieds les mécanismes de solidarité (FESF, MES) nécessaires pour venir en aide aux États les plus endettés. La dette privée, générée par les banques, était clairement la principale responsable de l’explosion de la dette publique. Un projet d’union bancaire était mis sur pieds pour prévenir ce type de situation dans le futur. Des ratios de liquidité et de solvabilité étaient imposés aux banques par les règles prudentielles CRD4. Le rapport Liikanen préconisait la séparation des activités de détail et des activités spéculatives.

« Le consensus de Bruxelles privilégie la stratégie de dévaluation interne face aux déséquilibres macroéconomiques. Il se contente d’un budget communautaire a minima pour éviter de recourir à l’impôt européen ou à l’emprunt pour financer une putative capacité budgétaire fédérale conséquente. »

Mais, dès que cela fut possible, et malgré la crise ouverte du capitalisme financier, les dirigeants des institutions de l’Union prirent la crise de 2008 comme prétexte pour accentuer les réformes néolibérales. À partir de 2011, après de brefs et timides plans de relance, un consensus émergea, au sein du Conseil, de la Commission et des principaux groupes du Parlement, pour considérer que le temps de la consolidation budgétaire était venu. Cette politique devait être complétée par des réformes structurelles sur les marchés des biens et services et sur le marché du travail. Cela permettrait d’améliorer la compétitivité de chaque pays et de relancer l’économie par l’offre. Même la titrisation, qui avait engendré la prolifération des actifs toxiques à l’origine de la crise, était à nouveau encouragée par un règlement entré en vigueur le 1er janvier 2019. Cette politique, fermement défendue par l’Allemagne au Conseil, est conforme à la philosophie ordo-libérale, consistant à inscrire dans des textes de loi les principes libéraux d’organisation de l’économie. Les paquet imposant l’ouverture à la concurrence dans les services publics, le « six pack » et le « two pack », adoptés en codécision, en sont des illustrations.

« À partir de 2011, après de brefs et timides plans de relance, un consensus émergea, au sein du Conseil, de la Commission et des principaux groupes du Parlement, pour considérer que le temps de la consolidation budgétaire était venu. »

Le « six pack » donne une base légale au semestre européen, encadrant la construction des lois de finance. Après le diagnostic établi par la Commission dans son rapport annuel de mars, les États doivent lui remettre en avril leur programme de stabilité – inhérent à leur trajectoire budgétaire – et leur programme national de réformes – censé améliorer leur compétitivité – que le Conseil doit approuver en juin.

Le « six pack » dote le PSC d’un volet préventif, imposant l’équilibre budgétaire structurel comme Objectif de Moyen Terme (OMT), objectif réaffirmé dans le traité budgétaire. Les États qui s’éloignent de cet objectif sont tenus de faire évoluer leurs dépenses publiques à un rythme inférieur à leur taux de croissance potentiel (qui prévaudrait si l’économie était en plein-emploi).

Il comporte aussi un volet correctif, imposant un train d’économies aux États en déficit excessif sous peine de sanctions. Tout État dont la dette publique dépasse 60 % du PIB est soumis à la procédure de déficit excessif, si l’écart entre son niveau de dette et le seuil de 60 % n’est pas réduit de 1/20 chaque année (en moyenne sur trois ans). Les sanctions vont du dépôt avec intérêt auprès de la Commission, au dépôt sans intérêt, jusqu’à l’amende. Elles peuvent atteindre 0,2 % du PIB.

Enfin un mécanisme d’alerte est créé pour identifier les déséquilibres macroéconomiques à partir d’un tableau de bord. Celui-ci fixe des objectifs précis à atteindre (dette publique, dette privée, coût du travail, chômage, taux d’emploi, équilibre de la balance courante, position extérieure, évolution du prix des actifs, etc…). Des sanctions allant jusqu’à 0,1 % du PIB, de mêmes types que précédemment, sont prévues. Ces sanctions sont quasi-automatiques selon la règle « de la majorité qualifiée inversée » : elles ne peuvent être annulées que si une majorité qualifiée s’y oppose au Conseil.

La stratégie de dévaluation interne, imposée par ces textes, s’avère-t-elle efficace pour traiter les déséquilibres macroéconomiques et soutenir une « croissance inclusive » (pour reprendre le jargon de la Commission) dans le cadre actuel actuel de l’euro ? Rien n’est moins sûr. Le prix Nobel Robert Mundell1 avait montré en quoi une monnaie unique était spécifiquement adaptée au cas d’école d’une zone monétaire optimale – celle-ci étant définie par la mobilité des facteurs de production régnant en son sein. Or, malgré un certain degré d’intégration financière, la zone euro n’est pas une zone monétaire optimale : la mobilité du travail reste trop faible et ne peut représenter la réponse appropriée aux chocs asymétriques. En régime de monnaie unique, comme l’ajustement par le taux de change est également impossible, cela explique que la dévaluation interne soit devenue le pilier de la politique que l’on demande à chaque État membre d’appliquer pour surmonter les déséquilibres macroéconomiques dont il est victime. Malheureusement, et en conséquence, les politiques d’austérité, menées dans chaque pays ont conduit à un jeu à somme négative, cassant la demande intra-européenne et engendrant de fortes pressions déflationnistes. La stratégie de dévaluation interne, destinée à traiter les chocs asymétriques a eu pour effet pervers d’asseoir un climat macroéconomique morose pour toute la zone euro.

« Malgré un certain degré d’intégration financière, la zone euro n’est pas une zone monétaire optimale : la mobilité du travail reste trop faible et ne peut représenter la réponse appropriée aux chocs asymétriques. »

La déflation était clairement l’une des craintes de Mario Draghi, lorsqu’il décida de déployer des mesures non-conventionnelles (LTRO, T-LTRO, etc…). Cette politique de Quantitative Easing a pu soutenir la demande. Elle a également transformé la BCE en Bad bank, c’est-à-dire en caisse de défaisance prenant en pension les actifs toxiques des banques commerciales en échange d’argent frais. Les programmes SMP et OMT (de rachat – ou menace de rachat – de titres souverains sur le marché secondaire) ont enrayé la crise des dettes souveraine et permis aux États de respirer. Le climat général de faibles taux d’intérêt, la baisse de l’euro par rapport au dollar, une conjoncture américaine et des prix de l’énergie favorables ont pu soutenir la reprise de 2016-2017. Malheureusement, les perspectives macroéconomiques se sont retournées rapidement. Des politiques budgétaires contra-cycliques sont désormais nécessaires pour compléter l’action monétaire de la BCE, comme l’a suggéré lui-même le président de la BCE, peu avant son remplacement par Christine Lagarde. Malheureusement, la relance budgétaire est prohibée par le « six pack » et le traité budgétaire. Or en l’absence d’une capacité budgétaire conséquente, la zone euro est non seulement incapable de résorber ces chocs asymétriques (par le biais de transferts de ressources – cfinfra), mais aussi de faire face à une récession qui toucherait l’ensemble de la zone. La Commission reconnaît désormais qu’une certaine flexibilité du pacte de stabilité est nécessaire et que le multiplicateur budgétaire a sans doute été sous-estimé. La zone euro est à la croisée des chemins ; un débat sur son avenir est ouvert au sein même des institutions.

« En l’absence d’une capacité budgétaire conséquente, la zone euro est non seulement incapable de résorber ces chocs asymétriques (par le biais de transferts de ressources), mais aussi de faire face à une récession qui toucherait l’ensemble de la zone. »

Une stratégie alternative à la dévaluation interne pourrait être de transformer la zone euro en union de transfert afin de la rapprocher d’une zone monétaire optimale. Un budget fédéral, financé par une partie de l’impôt sur les sociétés harmonisé ou par des euro-obligations doit, pour cela, être déployé. Le transfert de ressources vers les pays à faible productivité par tête est de surcroît une condition nécessaire pour organiser une harmonisation sociale vers le haut avec des salaires décents et un haut niveau de protection sociale.

Ce type de scénario était notamment défendu par Yánis Varoufákis, ancien ministre des finances grec. Tenant compte de l’incomplétude de la construction européenne, le rapport des cinq présidents, « compléter l’UEM », suggérait déjà en 2015 de créer un budget de la zone euro sous la responsabilité d’un ministre de finances de la zone euro. Il se montrait favorable à la création d’une assiette commune et consolidée de l’impôt sur les sociétés et à l’achèvement de l’union bancaire. Le président français élu en 2017 a également milité dans son discours de la Sorbonne de septembre 2018 en faveur de telles propositions. Celles-ci reçurent une fin de non-recevoir par l’Allemagne, l’Irlande, le Luxembourg et les Pays Bas, absolument opposés à un impôt sur les sociétés harmonisé et à l’idée de financer un grand budget fédéral. Pour l’Allemagne, en particulier, les euro-obligations représentent une ligne rouge inacceptable. La capacité budgétaire doit être limitée et son accès conditionné à la réalisation de réformes structurelles, conformément au principe de macro-conditionnalité : l’accès la cagnotte budgétaire est seulement conçu pour contrebalancer les éventuels effets récessifs de court terme des réformes structurelles. C’est dans ce sens qu’en juin 2019, les États membres se sont entendus pour créer une capacité budgétaire excessivement faible, limitée à 17 milliards d’euros sur sept ans.

Par conséquent, la mise en place d’une union de transfert dans le cadre d’une Europe politique intégrée nécessite non seulement un changement de traité, mais également la révision de nombreux règlements et directives. D’un point de vue institutionnel, cela implique un accroissement du pouvoir du Parlement européen et la suppression du droit de veto des États membres sur les politiques fiscales et les ressources du budget communautaire. Quant au fond, cela requiert une remise en cause du consensus de Bruxelles permettant l’émergence d’une stratégie macroéconomique alternative aux politiques de dévaluation interne. À défaut, le fragile édifice communautaire s’effriterait, tant la politique des « petits pas » qui perdure s’avère politiquement désastreuse, économiquement inefficace et socialement explosive. C’est pourquoi la mise en place taux de change flexibles ou ajustables permettant de résorber les déséquilibres entre des économies recouvrant leur souveraineté monétaire et budgétaire est loin de représenter une alternative aberrante, en cas d’immaturité du projet fédéraliste.

Liem Hoang Ngoc, Economiste, ancien député européen, maître de conférences à l’Université de Paris.