Liem Hoang-Ngoc et Bruno Tinel, maîtres de conférences en sciences économiques à l’Université de Paris 1, se demandent s’il faut annuler la dette liée à la crise sanitaire.
De nombreuses voix s’inquiètent de l’explosion de la dette publique, consécutive aux mesures prises face à la crise de la Covid-19. Les uns préparent les esprits à des mesures d’austérité et à la reprise des « réformes structurelles » telle que celle du régime de retraites par répartition ou de l’assurance chômage. Les autres font campagne pour une annulation de la « dette Covid », en proposant notamment que la Banque centrale européenne (BCE) renonce aux titres souverains qu’elle a rachetés sur le marché secondaire. Tous estiment que la dette publique est un problème.
Les plus orthodoxes d’entre eux ont applaudi les dépenses fiscales réalisées depuis 1993. Ces allègements fiscaux ont réduit le rendement de l’impôt sans vraiment améliorer la compétitivité de l’économie française, dont les comptes extérieurs n’ont cessé de se dégrader. Elles sont loin d’être étrangères à la montée de l’endettement public.
Les moins orthodoxes d’entre eux oublient que le principe keynésien d’une politique contra-cyclique – auquel ils déclarent parfois adhérer – est de s’endetter pour relancer en période de crise, puis de se désendetter sans recourir à l’austérité. Le poids relatif de la dette se réduit alors parce que la relance a exercé un effet multiplicateur sur l’activité, sources de recettes fiscales. Ce principe est d’autant plus pertinent que la valeur des multiplicateurs des États membres de la zone euro, réévalués par le FMI, est positive et comprise entre 0,9 et 1,7.
« Les taux d’endettement ont donc explosé parce que l’austérité a tué l’activité et que les recettes fiscales escomptées ne furent pas au rendez-vous »
Il est à cet égard heureux que le pacte de stabilité ait été suspendu pour permettre aux États d’intervenir. Notons que ce principe contracyclique n’a pas vraiment été mis en application depuis l’entrée en vigueur de l’euro et a même été proscrit par les règlements et directives adoptés en 2011 (Six pack) et le traité budgétaire de 2012, imposant aux États de la zone euro des politiques pro-cycliques. Ces derniers ont baissé les impôts quand l’économie tournait à plein régime, au lieu de se désendetter. Ils ont engagé prématurément le tournant de l’austérité alors que les effets de la crise de 2008 ne s’étaient pas estompés. Les taux d’endettement ont donc explosé parce que l’austérité a tué l’activité et que les recettes fiscales escomptées ne furent pas au rendez-vous.
Dans le contexte actuel d’une croissance négative, la dette publique n’est donc pas le problème, mais la solution. Elle peut mobiliser une abondante épargne qui resterait oisive, en l’absence de dépenses de consommation et d’investissement, plombées par les périodes de confinement partiel ou total de l’économie. Elle est productive dès lors qu’elle finance des dépenses préparant l’avenir. Alors que notre activité économique est très éloignée de niveau potentiel, la valeur du multiplicateur budgétaire est probablement de l’ordre de 1,6. Autrement dit, un plan de relance de 100 milliards accroît, à termes, le PIB de 160 milliards, induisant des recettes fiscales plus importantes. Le ratio dette/PIB se réduit mécaniquement parce que le dénominateur croît plus vite que le numérateur. La baisse du poids relatif de la dette s’accélérerait pour peu que l’on revienne sur les baisses d’impôts ayant à nouveau amenuisé le rendement de l’impôt (pérennisation du CICE, remplacement de l’ISF par l’IFI, Flat tax sur les revenus du capital, baisse des impôts de production, etc.…). Tant que la consommation des ménages est tributaire de la situation sanitaire, ce plan gagnerait à développer l’investissement et la consommation publics, afin de remettre sur pied nos systèmes hospitaliers et développer les infrastructures énergétiques et de transport nécessaires à la transition énergétique.
« Pour le dire crûment, on ne prête pas à un État qui ne rembourse pas »
La montée de la dette publique doit d’autant plus être dédramatisée qu’à la différence d’un agent économique privé, menacé de faillite ou de sanction pénale en cas de défaut, l’horizon de l’État est illimité. Chaque année, ce dernier peut faire « rouler » en réempruntant de période en période lorsque certains titres arrivent à échéances. Le véritable coût de la dette est donc donné par le montant annuel consacré à ses charges d’intérêt dans la loi de finance. Il faut évidemment s’en inquiéter lorsqu’il s’accroît pour faire « boule de neige ». Ceci se produit lorsque les taux d’intérêt réels sont positifs et supérieurs au taux de croissance de l’économie. Mais cela ne concerne plus la France, qui émet désormais des obligations d’État à des taux réels négatifs. Malgré ces taux, les marchés en sont friands parce que les fonds de placement constituent des portefeuilles de titres diversifiés dont la partie la plus liquide est désormais constituée par des obligations d’État, qu’ils savent pouvoir facilement revendre à la BCE.
Dans ces conditions, loin de croître, les charges d’intérêt annuelles de la dette décroissent. S’élevant à 49 milliards en 2012, elles ne sont désormais plus que de l’ordre de 30 milliards, malgré la montée du taux d’endettement public. Ce dernier se retournera à moyen terme sans qu’il soit nécessaire de recourir à l’austérité, lorsque l’effet multiplicateur des mesures de relance que finance la dette publique aura fait revenir l’économie à son rythme de croisière. Parce que cette séquence anticyclique est conditionnée par l’intervention de la BCE et par la capacité d’un État à émettre à bas taux, la crédibilité de l’État est primordiale auprès des marchés. Pour le dire crûment, on ne prête pas à un État qui ne rembourse pas… ou on lui fait payer une prime de risque se matérialisant par des taux élevés ! Pour toutes ces raisons, demander l’annulation de la dette française consacrée à la relance n’est pas une nécessité.
Tribune publiée sur Marianne.net le 25/01/2021
Par Bruno Tinel
Par Liem Hoang Ngoc