« Non, la politique économique de la gauche en 1981 n’était pas ‘absurde’, loin de là »

En 1982, stimulée par la relance, la richesse nationale a progressé de 2,5 % et le déficit public restait même inférieur à 3 %. Pas mauvais de le rappeler, pour l’économiste Liêm Hoang-Ngoc.


Le quarantième anniversaire de l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République le 10 mai 1981 est l’occasion de proposer un autre récit de la politique économique menée au cours des deux premières années de son premier septennat, qui se sont achevées par le regrettable tournant de la rigueur.

Inspirée du Programme commun de la gauche, la politique conduite par le premier gouvernement Mauroy s’inscrit en continuité avec le programme du Conseil National de la Résistance (CNR), qui a façonné l’État social des Trente Glorieuses. Au cours de cette période, l’économie française poursuivait les objectifs fixés par un commissariat au Plan. Elle se structure autour d’entreprises stratégiques contrôlées par l’État, financées à taux bonifiés par un système bancaire en majeure partie nationalisé en 1945. Son modèle social s’ordonne autour de la Sécurité sociale, la négociation collective de branche et les services publics.

PARACHEVER L’OEUVRE DU CNR

Après un intermède à prétention libérale, incarné par Raymond Barre entre 1976 et 1981, le programme de 1981 ne fait que parachever l’œuvre du CNR. Il étend les nationalisations dans l’industrie et la finance, dans le cadre d’une politique industrielle ayant pour vocation d’assurer l’intégration des filières de production et l’indépendance de l’appareil productif.

Il met en place des mesures fortes de redistribution en créant l’impôt sur les grandes fortunes, en développant l’emploi dans les services publics, en revalorisant les prestations sociales et les bas salaires, en accélérant la réduction du temps de travail tout au long de la vie (39 heures, cinquième semaine de congés payés, retraite à 60 ans). Il améliore la démocratie sociale en rendant obligatoire la négociation d’entreprise dans le respect de la hiérarchie des normes.

Pour les apôtres du récit officiel, l’expérience de 1981 se serait heurtée au mur de la « contrainte extérieure » et était inévitablement condamnée à l’échec dans un monde ouvert. La relance de la demande aurait profité au reste du monde, qui se serait modernisé pendant que la France redistribuait. Elle n’aurait donc pas provoqué d’effets sur la production, mais aurait stimulé les importations, plombé les entreprises exportatrices, creusé le déficit commercial et provoqué, in fine, une dépréciation insupportable de la monnaie. Le virage vers la politique de l’offre était inévitable. L’émission télévisée « Vive la crise », présentée par Yves Montand, se chargeait d’en faire la pédagogie auprès du peuple de gauche.

CHANGER DE RÉCIT DOMINANT

Or, contrairement à ce récit dominant, les résultats de cette politique sont loin d’être négligeables et étaient mêmes immédiatement palpables en 1982. Cette année-là, la relance a bel et bien provoqué un effet multiplicateur sur le PIB, qui a crû de 2,5 %. La consommation a progressé de 1,2 % et l’investissement de 1,5 %. La hausse du chômage et l’inflation furent stabilisés – à des niveaux encore élevés – mais le déficit public restait même inférieur à 3 % du PIB…

Les « visiteurs du soir » de Mitterrand lui conseilleront même une franche dévaluation compétitive de 25 % qui, assortie de mesures protectionnistes, aurait permis de rétablir les comptes extérieurs tout en poursuivant la politique industrielle et sociale engagée.

Le déficit de la balance commerciale s’est certes creusé, non pas tant à cause d’une insuffisante compétitivité qu’en raison de la facture énergétique consécutive au second choc pétrolier et du « décalage conjoncturel » de la relance : la France soutient son économie au moment où les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne entreprennent leur tournant libéral, matérialisé par des politiques restrictives ayant pour effet de réduire la demande mondiale, et donc les débouchés de nos entreprises exportatrices. Le déficit extérieur a donc contraint la Banque de France à épuiser peu à peu ses réserves de change pour soutenir le cours du franc afin de respecter les marges de fluctuations du Système monétaire européen (SME).

Il a fallu donc renégocier en juin 1982 au sein du SME la parité du franc par rapport à d’autres monnaies, après un premier aménagement en octobre 1981. Mais une dévaluation ne constitue pas en soi un problème dès lors qu’elle permet de rétablir l’équilibre de la balance courante, en réduisant le prix des exportations et en renchérissant le coût des importations.

Les « visiteurs du soir » (personnalités politiques et économiques de renom de l’époque) consultés par François Mitterrand lui conseilleront même une franche dévaluation compétitive de 25 % qui, assortie de mesures protectionnistes, aurait permis de rétablir les comptes extérieurs tout en poursuivant la politique industrielle et sociale engagée. Ils ne furent pas entendus, au grand regret de Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l’Industrie et leader de la « première gauche ».

PARENTHÈSE DE 1983…. JAMAIS REFERMÉE

C’est un tout autre choix qui fut fait avec le tournant de la rigueur, amorcé en mars 1983 à l’occasion d’un troisième ajustement monétaire timoré. La « parenthèse » ouverte n’a jamais été refermée. Elle fut imposée pour des raisons éminemment politiques, en prévision du projet européen qui germait dans l’esprit de Jacques Delors, alors ministre des Finances. Le rêve que caressait ce héraut de la « deuxième gauche » était que l’achèvement du marché unique, puis la création d’une monnaie unique, puisse être le prélude à une intégration politique plus poussée.

Il a fallu ancrer le franc au mark et, par conséquent, rétablir à tout prix l’équilibre de la balance courante afin d’éliminer les pressions à la baisse s’exerçant sur la monnaie française, quitte à casser une croissance trop gourmande en importations.

Sa concrétisation nécessitait l’adhésion de l’Allemagne, alors réticente à partager sa monnaie avec les pays du sud de l’Europe. Delors convainquit Mitterrand de former avec l’Allemagne d’Helmut Kohl le couple moteur du projet. Pour asseoir la crédibilité du projet, il fallut en premier lieu ancrer le franc au mark et, par conséquent, rétablir à tout prix l’équilibre de la balance courante afin d’éliminer les pressions à la baisse s’exerçant sur la monnaie française, quitte à casser une croissance trop gourmande en importations.

Tel est le sens profond du tournant de la rigueur, accompagnant le relèvement des taux d’intérêt : puisque l’ajustement de la balance courante par une dévaluation du taux de change est désormais proscrit, il fallait donc procéder par une dévaluation interne, baptisée « désinflation compétitive », pour obtenir une baisse des coûts de production. Ce qui signifie, en clair, de demander les « efforts » nécessaires aux salariés et d’éviter de mettre à contribution les entreprises par des impôts et des « charges sociales » susceptibles de plomber leur « compétitivité ». Voilà pourquoi la « modération salariale » et la « rigueur budgétaire » sont devenues la nouvelle religion de l’Inspection des finances, ensuite chargée d’organiser les privatisations qui consacreront le détricotage du compromis de 1945 et le choix d’un capitalisme financier à la française.

RETOUR DES POLITIQUES DE RELANCE ?

Avec l’avènement de la monnaie unique, la dévaluation interne deviendra la politique privilégiée par les chefs d’État et de gouvernement au Conseil européen et par la Commission européenne pour résorber les déséquilibres macroéconomiques de la zone euro, au sein de laquelle les ajustements de change sont par nature impossibles et où le budget communautaire est riquiqui.

À l’issue de la décennie 2010-2020 au cours de laquelle règlements, directives et traité budgétaire ont sanctifié l’austérité budgétaire et salariale, les autorités européennes déclarent pourtant avoir pris conscience de la menace déflationniste engendrée par cette stratégie. Aujourd’hui, pour sortir de la crise sanitaire, les politiques de relance monétaire et budgétaire sont remises au goût du jour de part et d’autre de l’Atlantique, comme l’attestent l’action des banques centrales, la suspension du pacte de stabilité, la mise en place (laborieuse) du Green Deal européen et le déploiement par l’administration Biden du plan de relance de 3 000 milliards de dollars.

Avec le recul, il est possible de conclure que la politique menée trop éphémèrement par la gauche entre 1981 et 1983 n’avait rien d’absurde. Ce qu’il reste de cette gauche ferait bien de s’en inspirer pour travailler à l’élaboration d’un programme de relocalisation des activités productives et de transition énergétique, apte à relever les défis du XXIe siècle.

tribune parue sur Marianne.net le 10/05/2021

Par Liem Hoang Ngoc