Le retour de la question sociale

Le mouvement des « Gilets jaunes » a replacé la question sociale au cœur du débat public. Ceci met à mal la thèse selon laquelle la lutte des classes autour du partage des richesses produites par le travail n’est plus l’élément moteur du débat politique. Défendue par celles et ceux qui refusent d’établir une hiérarchie entre les luttes, cette thèse est notamment soutenue par Chantal Mouffe, qui met la crise de la social-démocratie sur le compte de son attachement présumé à un « essentialisme social », consistant à « ignorer les demandes hétérogènes qui ne dépendent pas des classes » mais qui émanent de la multitude formant le peuple.

Il nous semble que c’est au contraire pour avoir délaissé la question sociale, sans négliger, au demeurant, les questions sociétales, que la « gauche » a fini par perdre son âme. Les gouvernements de « gauche » furent, depuis 1983, directement responsables de défaites majeures infligées au salariat, qu’ils combattirent parfois même frontalement, comme lors de la réforme du code du travail. Ainsi s’explique le « Dégagisme » dont cette « gauche » ne finit pas d’être victime. Ainsi s’explique le découragement des salariés les plus organisés, massivement mobilisés (les défilés rassemblaient parfois dix fois plus de manifestants qu’actuellement) mais défaits lors des batailles contre les réformes des retraites, du code du travail et de la SNCF. Ils tardent aujourd’hui à emboîter le pas des « Gilets jaunes », cette France habituellement silencieuse, péri-urbaine et rurale, mais dont la prise de parole dans l’espace public est notoire. Elle indique que l’obscénité d’une répartition des richesses devenue excessivement favorable aux « premiers de cordée », par l’entremise de l’explosion des profits et de leur majeure partie distribuée sous forme de dividendes, ne peut plus être dissimulée. Voilà pourquoi le rétablissement de l’ISF et la hausse du SMIC sont deux chevaux de bataille importants du mouvement, à côté d’autres revendications, malheureusement perméables aux poncifs de l’extrême droite.
Il appartient à la fraction la plus révolutionnaire du salariat d’entraîner celle, plus conservatrice, loin des rivages bruns. Elle devra, pour cela, entrer à nouveau en action. A défaut, il serait rapidement « minuit dans le 21ème siècle ». La manifestation du 5 février marque-t-elle un tournant ? Si les bataillons syndicalisés entraient dans la danse des « Gilets jaunes », le rapport de force social, politique et idéologique serait tout autre. Toute proportion gardée, la révolte de Mai 68 a pris l’ampleur que l’on sait lorsque la jonction fut faite avec le salariat le mieux organisé.

Le travail (avec tous les droits sociaux qui lui sont attachés) reste la seule source de création de richesses et le principal vecteur de l’intégration sociale. Le volume d’heures de travail ne décroît pas. Il augmente même dans le secteur numérique. Le salariat représente 90% de la population active. Il est certes éclaté dans une économie tertiarisée et disséminé sur un territoire segmenté entre les métropoles et leurs périphéries péri-urbaine et rurale. Mais les récents évènements montrent que la lutte pour le pouvoir d’achat est susceptible de cimenter sa résistance, contre le fait d’être injustement rémunéré des fruits de son travail, ou spolié par des taxes injustes. Pour toutes ces raisons, la répartition des richesses reste la mère des « revendications transitoires ».

 

Chronique de Liêm Hoang-Ngoc (Maître de conférences à l’université de Paris 1)

Politis, 7 février 2019